Réparation dommage construction

Contrôle de proportionnalité du juge sur la solution réparatoire et action extra-contractuelle

Publié le : 19/04/2024 19 avril avr. 04 2024

Par un arrêt publié au bulletin en date du 4 avril 2024, la 3ème chambre civile de la Cour de cassation a indiqué, sur le fondement des dispositions de l’article 1382, devenu 1240 du code civil et du principe de la réparation intégrale, que dans la mesure où tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer, il en résulte que le juge du fond, statuant en matière extra contractuelle, ne peut pas apprécier la réparation due à la victime au regard du caractère disproportionné de son coût pour le responsable du dommage.
A première lecture, il pourrait être considéré que cette décision constitue un coup d’arrêt à la jurisprudence qui a été construite ces dernières années par la Cour de cassation autour de la notion de contrôle de proportionnalité.
 
Ceci n’est pas certain et une telle conclusion serait d’ailleurs anachronique au regard des sources mêmes qui fondent la notion de proportionnalité de la solution réparatoire du dommage.
 
Si cette notion s’inscrit initialement dans une source prétorienne, il reste qu’elle a été codifiée en matière contractuelle à l’article 1221 du code civil (issu de la loi n°2018.287 du 20 avril 2018) et qu’elle découle également, de façon plus générale, de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales.
 
L’arrêt qui a été rendu le 4 avril 2024 ne constitue donc pas nécessairement une remise en cause d’un principe qui apparait au-demeurant salutaire, mais semble au contraire participer à la définition de ses contours.
 
Une mise en perspective apparait nécessaire pour mieux comprendre le sens de cette analyse.

 
1. Durant de nombreuses années, statuant sur le fondement des dispositions de l’article 1149 du code civil, la jurisprudence a systématiquement confirmé son attachement absolu au principe de réparation intégrale, considéré comme étant une obligation faite au débiteur de replacer la victime dans la situation qui aurait été la sienne si le dommage n’avait pas été causé et donc si les désordres n’étaient pas survenus (Cass, 3ème civ, 27 mars 2012, n°11-11.798).

Il en résulte donc que la victime doit être indemnisée sans perte ni profit (Cass, 2ème civ, 16 décembre 2021, n°19-11.294 ; Cass, 3ème civ, 9 juillet 2020, n°19-18.954).
 
C’est d’ailleurs en application de ce principe que le maître de l’ouvrage, qui a été indemnisé de ses préjudices sur le fondement de la responsabilité contractuelle, ne peut être déclaré recevable, sur le fondement de l’exception d’inexécution, à refuser de procéder au paiement des honoraires du maître d’œuvre (Cass, 3ème civ, 28 septembre 2023, n°22-19.475).

 
2. La Cour de cassation a ensuite procédé à un infléchissement de sa jurisprudence en retenant un principe de proportionnalité dans les mesures réparatoires, afin d’éviter de constituer des situations excessives au regard de la nature et de la gravité du manquement constaté, notamment en matière de démolition.

Le contrôle de proportionnalité du juge entre la solution réparatoire et la gravité des désordres et des non-conformités constatés, a ainsi été appliqué par la jurisprudence en matière de démolition découlant de l’anéantissement du contrat de construction, à charge pour le constructeur de rapporter la preuve du caractère disproportionné de la mesure de démolition (Cass, 3ème civ, 27 mai 2021, n°20-13.204 - n°20-14.321 ; Cass, 3ème civ, 15 octobre 2015, n°14-23.612).
 
C’est ainsi qu’en cas notamment d’exercice du droit de rétractation, le juge qui est saisi d’une demande de remise en état du terrain au titre des restitutions réciproques, doit rechercher si la démolition de l’ouvrage réalisé constitue une sanction proportionnée à la gravité des désordres et des non-conformités qui l’affectent (Cass, 3ème civ, 3 mai 2018, n°17-15.067 ; Cour d’appel de Rennes, 4ème chambre, 17 décembre 2020, n°20-01126 : « Au regard de la gravité des défauts de conformité au contrat relevés ci-dessus, du coût et d’une efficacité incertaine de plusieurs reprises proposées, de l’impossibilité d’imposer au maître de l’ouvrage une modification importante de l’aspect de sa maison et de son inscription dans le voisinage … la démolition de l’existant ne présente pas un caractère disproportionné …).
 
Antérieurement, la jurisprudence considérait que la nullité du contrat de construction de maisons individuelles impliquait nécessairement la démolition de l’ouvrage sans indemnité pour le constructeur au titre des travaux déjà réalisés (Cass, 3ème civ, 26 juin 2013, n°12-18.121). 
 
Le contrôle de proportionnalité du juge est également appliqué lorsque la demande de démolition découle de malfaçons ou de non-conformités constructives affectant les constructions édifiées.
 
La jurisprudence considère ainsi qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la démolition de l’ouvrage lorsqu’il existe des solutions techniques alternatives de nature à remédier aux désordres (Cass, 3ème civ, 19 septembre 2019, n°18-19.121 : « constituait un préjudice indemnisable et retenu que la démolition et la reconstruction des immeubles n’avaient pas lieu d’être ordonnée lorsqu’il existait des solutions techniques alternatives de nature à remédier aux désordres, qu’elles constituent une mesure disproportionnée au regard de la nature et de l’ampleur des désordres. »)
 
Il incombe dès lors au juge de rechercher s’il existe des solutions alternatives à la démolition et ce n’est que si les désordres et les non-conformités sont suffisamment graves et irréparables qu’elle peut être alors ordonnée (Cass, 3ème civ, 21 mars 2019, n°17-28.768 ; Cour d’appel de Toulouse, 3ème chambre, 26 octobre 2021, n° 15-05393 ; Cour d’appel de Colmar, 2ème chambre, 30 septembre 2021, n°19-01206).
 
C’est ainsi que dans un arrêt en date du 14 février 2019 (Cass, 3ème civ, 14 février 2019, n°18-11.836), la Cour de cassation a indiqué que le respect du principe de réparation intégrale n’impliquait pas nécessairement que le maître de l’ouvrage soit replacé dans une situation de conformité contractuelle, dès lors que les dommages pouvaient être réparés de façon pérenne. 
 
La volonté de la Cour de cassation d’adapter la solution réparatoire à l’importance et à la gravité du dommage procède notamment de trois arrêts particulièrement signifiants.
 
Dans un arrêt en date du 17 novembre 2021 (Cass, 3ème civ, 17 novembre 2021, n°20-17.218), il était fait grief à l’arrêt d’appel d’avoir rejeté une demande de déconstruction reconstruction de maisons édifiées dans le cadre de contrats de construction de maisons individuelles, afin qu’il soit procédé à la livraison de maisons qui soient strictement conformes aux contrats de construction, aux plans et aux notices descriptives.
 
Le pourvoi a été rejeté, au motif que « la demande tendant à la démolition et à la reconstruction des maisons, (qui) se heurtait au principe de proportionnalité des réparations au regard de l’absence de conséquences dommageables des non-conformités constatées. »
 
Sur ce, la recherche de solutions alternatives à la démolition ne tend pas à replacer le maître de l’ouvrage dans sa situation antérieure, en application du principe de réparation intégrale, mais à mettre un terme aux désordres de la façon la plus adaptée qui soit.
 
Il s’en suit que s’il en résulte un préjudice pour le maître de l’ouvrage (préjudice esthétique, perte de superficie …), il s’agit alors d’un préjudice indemnisable qui doit faire l’objet d’une indemnisation spécifique, si tant est que le juge soit saisi d’une demande à titre subsidiaire (Cass, 3ème civ, 19 septembre 2019, n°18-19.121 ; Cass, 3ème civ, 17 octobre 2019, n°18-20.044 ; Cass, 3ème civ, 17 novembre 2021, n°20-17.218).
 
Par ailleurs, dans un arrêt en date du 13 juillet 2022 (Cass, 3ème civ, 13 juillet 2022, n°21-16.407, Publié au bulletin), la Cour de cassation a rejeté une demande de démolition d’une construction édifiée en violation d’une disposition d’un cahier des charges d’un lotissement, préférant l’allocation de dommages intérêts, au motif que « il était totalement disproportionné de demander la démolition d’un immeuble d’habitation collective dans l’unique but d’éviter aux propriétaires d’une villa le désagrément de ce voisinage, alors que l’immeuble a été construit dans l’esprit du règlement du lotissement et n’occasionnait aucune perte de vue ni aucun vis-à-vis. »
 
Enfin, dans un arrêt en date du 6 juillet 2023 (Cass, 3ème civ, 6 juillet 2023, n°22-10.884, Publié au bulletin), la Cour de cassation a été amenée à indiquer que le juge, saisi d’une demande de démolition reconstruction d’un ouvrage en raison des non-conformités qui l’affectent, doit rechercher, si cela lui est demandé, s’il n’existe pas une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier au regard des conséquences dommageables des non-conformités. 
 
Et la Cour de cassation de préciser que : « En cas de disproportion manifeste, les dommages intérêts alloués sont souverainement appréciés au regard des seules conséquences dommageables des non-conformités retenues, dans le respect du principe de la réparation sans perte ni profit pour la victime. »

 
3. La seule véritable limite qui a été posée à ce jour au principe de proportionnalité entre la solution réparatoire et la gravité des désordres et des non-conformités constatés résulte de l’arrêt qui a été rendu par la 3ème chambre civile de la Cour de cassation le 21 septembre 2023 (Cass, 3ème civ, 21 septembre 2023, n°22-15.340) en matière d’empiètement sur la propriété d’autrui.
Statuant sur le fondement des dispositions de l’article 545 du code civil, la Cour de cassation a très clairement indiqué que le juge du fond n’avait pas à apprécier une éventuelle disproportion entre l’atteinte au droit de propriété et les conséquences de la démolition sollicitée.
 
S’il avait déjà été jugé en ce sens (Cass, 3ème civ, 9 juillet 2020, n°18-11.940, Cour d’appel de Poitiers, 1ère chambre, 15 juin 2021, n°20-00051 ; Cour d’appel de Caen, 1ère chambre civile, 13 avril 2021, n°17-00674 ; Cour d’appel de Poitiers, 1ère chambre, 8 juin 2021, n°19-02586), la jurisprudence n’avait pas toujours été aussi protectrice de la propriété privée en rejetant parfois des demandes de démolition en présence d’un empiètement caractérisé (Cass, 3ème civ, 28 juin 2018, n°17-22.037 : au sujet d’une palissade dont l’épaisseur empiétait sur le fonds voisin). 
 
Dans un arrêt en date du 21 décembre 2017, la Cour de cassation a pu indiquer que la victime d’un empiètement peut toujours demander la démolition d’un ouvrage sans avoir à justifier d’un préjudice, pas plus que de l’importance de l’empiètement (Cass, 3ème civ, 21 décembre 2017, n°16-14.837).
 
Il est vrai que l’article 555 du code civil, qui reprend le principe énoncé par l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, soumet toute privation de propriété à la constatation d’une utilité publique et au versement d’une juste et équitable indemnité, assurant ainsi une protection absolue à la défense du droit de propriété contre tout empiètement qui ne serait pas fondé sur une nécessité publique.

 
4. Au regard de ces différentes jurisprudences favorables à la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité entre le dommage et la solution réparatoire, qui pour l’essentiel s’inscrivent dans un contexte de relations contractuelles entre un maître de l’ouvrage et un constructeur, faut-il nécessairement déduire de l’arrêt du 4 avril 2024 que ce principe n’aurait plus sa place lorsqu’il s’agit d’un recours exercé par un tiers sur un fondement quasi délictuelle ?

En premier lieu, il sera observé que les faits de l’espèce concernaient l’exercice d’un recours d’un voisin tendant notamment à la mise en conformité d’une construction avec les règles de hauteur prévues par un plan local d’urbanisme, qui n’avaient pas été respectées, ce qui avait pour conséquence de le priver « d’une grande partie de la vue panoramique sur la côte et le littoral ouest, limitant l’ensoleillement dont elle bénéficiait et réduisait la luminosité de l’une des pièces à vivre de sa maison. »
 
A cet égard, il est de jurisprudence constante qu’étant saisi sur le fondement du trouble de voisinage, le juge du fond apprécie souverainement les modalités de réparation du trouble du voisinage découlant du non-respect d’une règle d’urbanisme, dès lors qu’il en découle un préjudice pour le tiers, sans qu’il puisse être opposé les dispositions de l’article L 480-13 du code de l’urbanisme qui ne concernent que les constructions édifiées conformément à un permis de construire (Cass, 3ème civ, 20 octobre 2021, n°19-23.233 ; 19-26.155 et 19.26.156 : « Les dispositions de l’article L 480-13 du code de l’urbanisme ne s’appliquant qu’aux demandes de démolition fondées sur la méconnaissance des règles d’urbanisme ou des servitudes d’utilité publique, c’est sans violation de ce texte que la cour d’appel, appréciant souverainement les modalités de la réparation du trouble anormal du voisinage qu’elle constatait, a ordonné la démolition de la construction litigieuse »).
 
Au-demeurant, la preuve d’un simple préjudice découlant du non-respect de la règle d’urbanisme suffit à justifier l’exercice d’un recours en démolition, sans qu’il soit nécessaire d’établir l’existence d’un trouble anormal de voisinage (Cass, 3ème civ, 10 novembre 2016, n°15-20.899 ; Cour d’appel de Saint Denis de la Réunion, chambre civile, 2 novembre 2018, n°17-00996).
 
Il convient donc pour le tiers de justifier de l’existence d’une faute (non-respect de la règle d’urbanisme) et d’un préjudice en découlant (même simplement esthétique).
 
Ces éléments étaient manifestement réunis en l’espèce, tant en ce qui concerne la faute que le dommage en résultant.
 
En second lieu, il apparait que le juge du fond conserve toute liberté pour apprécier souverainement les modalités de réparation du préjudice invoqué, y compris sur un fondement quasi délictuel (Cass, 3ème civ, 30 novembre 2022, n°21-24.450).
 
Ainsi, dans l’arrêt du 30 novembre 2022, la solution de démolition de remblais avait été écartée, dès lors qu’elle présentait un caractère disproportionné, alors que les travaux auraient consisté à démolir les jardins de copropriétaires auxquels aucune faute ne pouvait être reprochée et qu’il n’était pas justifié de préjudices effectivement subis dans la solidité des murs de clôture de la propriété.
 
Il sera encore rappelé que, dans un arrêt rendu le 13 juin 2019 (Cass, com, 13 juin 2019, n°18-10.688), dans le cadre d’un contentieux relatif à la liberté d’expression, la Cour de cassation a très clairement indiqué que la réparation fondée sur les dispositions de l’article 1382, devenu 1240, du code civil, devait être à la mesure du préjudice subi, et ne peut être disproportionnée.
 
En réalité, le contrôle de proportionnalité s’impose au juge en application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et du citoyen, tendant à prévenir toute ingérence disproportionnée dans le droit au respect de sa propriété privée notamment par une sanction de démolition, et qui ne distingue pas entre les actions contractuelles et les actions quasi délictuelles (CEDH, 5ème section comité, RUBIO/France, 28 septembre 2023, n°40046-22).
 
C’est d’ailleurs au visa de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme et du citoyen qu’ayant été saisie d’une action en démolition par un voisin du fait du non-respect d’une servitude non altius tollendi, grevant l’ensemble des lots d’un lotissement, une Cour d’appel a pu ordonner une mesure de démolition après avoir procédé à un contrôle concret de proportionnalité entre la démolition ordonnée et la gravité du droit réel transgressé (Cass, 3ème civ, 23 novembre 2022, n°22-14.719).

 
5. Sur ce, si un contrôle de proportionnalité de la solution réparatoire reste toujours possible lorsque le juge est saisi d’une demande en ce sens, l’arrêt du 4 avril 2024 nous indique avec force que le contrôle exercé, dans le cadre d’une action quasi délictuelle, compte tenu du principe de réparation intégrale, ne doit pas être opéré en considération du coût qui pourrait en résulter pour le responsable du dommage, mais uniquement en considération de la gravité des désordres et de la nature des non-conformités, avec les conséquences en découlant, dans le cadre d’une analyse objective.

Il n’apparait donc pas judicieux de conclure à ce stade que le contrôle de proportionnalité serait supprimé dans le cadre des actions quasi délictuelles.

 
A toute fin, il sera rappelé que dans l’arrêt rendu le 6 juillet 2023 (Cass, 3ème civ, 6 juillet 2023, n°22-10.884, Publié au bulletin), la Cour de cassation a été amenée à indiquer, dans le cadre d’une procédure initiée par un maître de l’ouvrage à l’encontre des constructeurs, et donc sur un fondement contractuel cette fois-ci, que le juge, saisi d’une demande de démolition reconstruction d’un ouvrage en raison des non-conformités qui l’affectent, doit rechercher, si cela lui est demandé, s’il n’existe pas une disproportion manifeste entre son coût pour le débiteur de bonne foi et son intérêt pour le créancier au regard des conséquences dommageables des non-conformités.


Cet article n'engage que son auteur.

Auteur

Ludovic GAUVIN
Avocat Associé
ANTARIUS AVOCATS ANGERS, Membres du Bureau, Membres du conseil d'administration
ANGERS (49)
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