La déchéance de la nationalité est-elle une mesure juste ?

Publié le : 02/02/2016 02 février févr. 02 2016

Cette question est évidemment très délicate car la perception du juste ou de l’injuste relève éminemment de l’appréciation personnelle. Mais, sur le plan social, il faut tenter d’appréhender cette notion de façon objective et prendre en compte l’intérêt collectif.

*** Lire l'introduction de l'article Déchéance de nationalité : le grand « tohu-bohu » ***



a) De la notion du juste en société
Cette question est évidemment très délicate car la perception du juste ou de l’injuste relève éminemment de l’appréciation personnelle.

Mais, sur le plan social, il faut tenter d’appréhender cette notion de façon objective et prendre en compte l’intérêt collectif.

L’objet du Droit est d’ailleurs de régler la vie sociale dans une société organisée et, au besoin, proposer des mesures de coercition « toutes les fois qu’il s’agit de réprimer des actes dont l’accomplissement ou l’omission est de nature à froisser le sens moral d’un peuple à une époque donnée et à provoquer ainsi une réprobation formelle de la conscience publique »[1].

A cet égard, la commission des derniers attentats de Paris rentre manifestement dans cette définition.

Cette mesure apparaît donc juste au sens de la préoccupation précédemment exposée.


b) Sur le plan des principes et de la législation
Elle n’est pas contraire à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui énonce parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme : la sureté et la résistance à l’oppression (article 2) et que toute société dans laquelle la garantie de ces droits n’est pas respectée n’a point de constitution (article 16).

La mesure qui s’inspire de ce besoin de sureté et de résistance à l’oppression, est justifiée au regard de ces principes suprêmes.

On ne saurait opposer à ce qui précède l’article 15 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Certes, celui-ci pose par principe « que tout individu a droit à une nationalité », mais en revanche il n’interdit sa perte que lorsqu’elle est arbitraire, ce qui, « a contrario », l’autorise autrement.

Vouloir lire uniquement le début du texte sans le rappeler dans son intégralité, comme le font certains, dénature bien évidemment sa signification.

Plus encore, la déchéance de nationalité semble être consubstantielle à son acquisition, depuis la Révolution Française, car elle apparait de façon constante dans les textes.

On la retrouve dans les premières Constitutions, avant le Code Civil :

- L’article 5 de la Constitution de 1793

(Par la naturalisation en pays étranger, par l’acceptation de fonctions ou de faveurs émanant d’un gouvernement étranger, par la condamnation à des peines diffamantes ou afflictives)

- L’article 12 de la Constitution de 1795

(L’exercice des droits du citoyen se perd par : la naturalisation en pays étranger, par l’affiliation à toute organisation étrangère qui suppose des distinctions de naissance ou exigerait des vœux de religion, par l’acceptation de fonction ou de pensions offertes par un gouvernement étranger, par la condamnation à des peines infamantes ou afflictives)

- Les articles 4 et 93 de la Constitution de 1799

(Article 4 : idem sauf distinction des vœux religieux)

(Article 93 : Concerne les français ayant abandonné leur patrie depuis la révolution avec confiscation de leurs biens)


Le Code Civil et les Lois subséquentes :

- Les articles 17 et 21 du Code Civil de 1804

(La qualité de français se perdra : par la naturalisation en pays étranger, par l’acceptation non autorisée par le Gouvernement de fonctions publiques dans un gouvernement étranger, par l’affiliation à toute corporation étrangère qui exige des distinctions de naissance, par l’établissement dans un pays étranger sans esprit de retour)


- L’article 8 du Décret du 27/04/1848

( L’exercice des droits du Citoyen se perd par la naturalisation en pays étranger, par l’acceptation de fonctions ou faveurs émanant d’un gouvernement étranger, par la condamnation à des peines infamantes ou afflictives)


- L’article 17 de la Loi du 28/06/1889

(Perdent la qualité de français : les français naturalisés à l’étranger ou qui acquièrent une autre nationalité (excluant donc la bi nationalité), le français qui y renonce, le français qui occupe des fonctions publiques à l’étranger, malgré l’injonction de gouvernement, le français qui se soustrait à ses obligations militaires)


- Les articles 9 et 10 de la Loi du 10/08/1927

(Prévoient un assouplissement au profit du mineur, qui peut conserver sa nationalité d’origine et autorisant de fait la bi-nationalité, mais aussi un durcissement, puisque la déchéance peut être étendue à la femme et aux enfants mineurs sur décision du Tribunal)


Le Code de la Nationalité et les Lois subséquentes :

- Les articles 97 à 99 du Code de la Nationalité Française

(La déchéance frappe le français qui, sur sa demande, et après sa majorité (21 ans), prend une nationalité étrangère, et le texte introduit deux nouveaux cas : le français qui possède la nationalité d’un pays étranger, se comporte en fait, comme un étranger, le français qui commet des actes contraires à l’ordre public et à la sureté de l’état et à ses institutions, se livre au profit d’un état étranger à des actes incompatibles avec la qualité de français, se soustrait à ses obligations militaires, commet un crime ou un délit ayant entrainé une peine d’au moins un an d’emprisonnement)

- Les lois du Gouvernement de Vichy des 22 et 23 juillet 1940…

- Le code de la Nationalité française du 19/10/1945

- La Loi du 9/01/1973


Abrogation du Code de la Nationalité Française et Lois subséquentes

- La Loi du 22/07/1993, réintroduisant les dispositions dans le Code Civil

- La loi du 16/03/1998

- La Loi du 26/11/2003

- La loi du 24/07/2006

- La Loi du 16/01/2011



Cette liste, qui n’est sans doute pas exhaustive, permet de mesurer la permanence de cette mesure dans notre droit depuis plus de deux siècles, ce qui rend incongrue la protestation indignée de ceux qui semblent la découvrir.


c) Au regard des textes Européens
Restent les textes européens et notamment la Convention Européenne des Droits de L’Homme.

La déchéance de nationalité semble avoir passé l’examen sans dommage.

Confronté au principe de proportionnalité dégagé par la jurisprudence européenne, qui exige que le Juge national contrôle que la perte de la nationalité entrainant la perte de la citoyenneté européenne, soit proportionnelle à la gravité des faits, le Conseil d’État a donné une réponse positive pour écarter l’objection[2].

Il avait d’ailleurs déjà affirmé il y a quelques années que « le droit pour l’étranger d’acquérir la nationalité de l’état signataire de la CEDH, n’est pas au nombre des droits et libertés reconnus par celle-ci »[3].

Le débat peut-il encore rebondir sous l’angle d’une violation de l’article 8, qui garantit le respect de la vie privée et familiale, dont la nationalité ferait, selon certains auteurs, partie intégrante ?


d) Sur le plan de la procédure
La déchéance de nationalité doit être constatée par une décision administrative prise sous la forme d’un décret (art. 27 à 27-3 du Code Civil).

Ce recours au pouvoir de l’administration, dans un domaine où le contentieux relève du pouvoir judiciaire (art. 29 du CC), ne doit pas surprendre car il ne s’agit pas alors de trancher une question préjudicielle au statut, mais d’assurer l’efficacité de la mesure par la publicité sur les registres de l’état civil (Art. 28 et 28-1 du CC).

Il s’agit alors d’une simple mesure de police qui est, certes, privative de droits, mais qui doit être motivée (art. 23-6 du CC), même si le contrôle de la motivation est léger[4].

De plus, cette décision est prise, l’intéressé ayant été entendu ou appelé à produire ses observations (art. 27-3 du CC), ce qui apparait respecter les critères du procès équitable.

Transférer cette décision au Juge judiciaire, comme paraît vouloir le faire en dernière heure le nouveau ministre de la justice[5], ne semble pas cohérent, car cela ouvrirait un nouveau débat sur l’opportunité de la mesure.


e) Sur le plan de l’incrimination pénale
Les crimes et délits visés à l’article 25 du code civil, mériteraient sans doute d’être plus précisément encadrés.

Mais sur le plan pénal, la liste des actes qualifiés de « terroristes » ne cesse de s’allonger, sous l’article 421-1 du code pénal, notamment depuis la récente loi du 13/11/2014 (N° 2014-1953).

Il appartiendra donc au législateur de préciser les faits susceptibles d’entrainer une déchéance de nationalité, sans sacrifier pour autant l’efficacité du dispositif.

On traitera plus loin cette question, car à notre sens le maintient de l’extension de la sanction aux délits est nécessaire.

Dans cette perspective, la suggestion du Conseil d’État qui porte sur un crime constituant une atteinte grave à la vie de la nation, n’emporte pas nécessairement la conviction, car cette notion est elle-même sujette à caution.

On pourrait aussi se référer à la notion de crime contre l’humanité, qui peut prendre, il est vrai, plusieurs formes, mais pourrait se limiter à l’article 212-1 du Code Pénal, lequel vise « toute atteinte à la vie, commise en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile, dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique » (le texte semblant particulièrement pertinent au vu des derniers attentats de Paris).

Cette qualification a, de plus, l’avantage d’être à la fois plus large et plus lisible que celle « d’actes graves à la vie de la Nation », tout en étant plus stigmatisant, aux yeux de l’opinion publique car il ne peut être décemment mis en doute qu’un criminel contre l’humanité puisse bénéficier de la protection de l’état au titre d’une nationalité quelle qu’elle soit.

Elle permet aussi, une répression accrue, par son caractère imprescriptible.

Il faut préciser en outre que le délit de contestation de crime contre l’humanité vient d’être déclaré conforme à la constitution[6].

En conséquence, la déchéance de la nationalité apparait une mesure juste et appropriée au but qu’elle poursuit, à savoir lutter contre le terrorisme, qui n’est plus seulement importé, mais qui puise aussi ses racines sur le sol français.



Index:
[1] Aubry et Rau « Leçon de Droit Civil » 1869, Introduction au Droit en général, page 1

[2] CE 2 et 7 Sous section réunies 11 mai 2015, N° 383664 D. 2015, N° 19, Obs. LE POUTRE

[3] CE 2ème t 1ère Sous sections Réunies 18/06/2003 N° 251299

[4] CE 26/05/1986, D. 87, Sommaire Commenté, N° 225

[5] La proposition URVOAS du 27 janvier 2016, Source MEDIAPART

[6] Conseil Constitutionnel, 08/01/2016, N° 2015-512, QPC, Obs. Recueil D. 14/01/2016 N° 76


Cet article n'engage que son auteur.
 

Auteur

NEVEU Pascal
Avocat Honoraire
NEVEU, CHARLES & ASSOCIES
NICE (06)
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