Un fournisseur peut-il se voir appliquer la qualité de constructeur ?

Un fournisseur peut-il se voir appliquer la qualité de constructeur ?

Publié le : 26/03/2018 26 mars mars 03 2018

Voici donc un fournisseur qui, au motif qu’il exécute son obligation de conseil et d’information à l’égard d’un entrepreneur qui n’est pas son co-contractant de surcroît, mais insuffisamment qualifié pour procéder seul à la mise en œuvre, se voit affubler de la qualité de maître d’œuvre, redevable en tant que tel de la garantie décennale des constructeurs, pour laquelle il est douteux de penser qu’il soit régulièrement assuré en dehors de la situation prévue par l’article 1792-4 du Code civil.


Le fournisseur : un constructeur qui s'ignore ?

Un maître de l’ouvrage, qui a fait édifier un bâtiment à usage industriel, a commandé du béton auprès de la société LAFARGE pour la réalisation d’une dalle, dont la mise en œuvre a été confiée à une entreprise de maçonnerie dans le cadre d’un marché distinct.

Après la réception des travaux, le maître de l’ouvrage s’est plaint de différents désordres, ce qui a justifié l’intervention de la société LAFARGE, à ses propres frais, pour procéder à un ponçage de la dalle béton, en vain.

A la suite de l’expertise judiciaire, le maître de l’ouvrage a assigné en réparation la société LAFARGE, son fournisseur, laquelle a appelé en garantie l’entreprise de maçonnerie.

Au soutien de son pourvoi, la société LAFARGE qui avait été condamnée en cause d’appel, concluait d’une part qu’en sa qualité de fournisseur elle ne pouvait pas être tenue au titre de la garantie décennale, dès lors qu’il n’existe pas de contrat de louage d’ouvrage, et d’autre part qu’elle s’était contentée d’exécuter son obligation d’information en prodiguant au poseur les indications techniques nécessaires.
Le pourvoi est rejeté par un arrêt rendu le 28 février 2018, publié au bulletin (Cass, 3ème civ, 28 février 2018, n° 17-15962), avec une motivation qui ne manque pas d’interpeller :
 
« Mais attendu qu'ayant relevé que la société Lafarge, dont le préposé, présent sur les lieux lors du coulage des deux premières trames, avait donné au poseur des instructions techniques précises, notamment quant à l'inutilité de joints de fractionnement complémentaires, auxquelles le maçon, qui ne connaissait pas les caractéristiques du matériau sophistiqué fourni, s'était conformé, avait ainsi participé activement à la construction dont elle avait assumé la maîtrise d'œuvre, la cour d'appel, qui a pu en déduire que la société Lafarge n'était pas seulement intervenue comme fournisseur du matériau, mais en qualité de constructeur au sens de l'article 1792 du code civil, a légalement justifié sa décision de ce chef. »
 
Voici donc un fournisseur qui, au motif qu’il exécute son obligation de conseil et d’information à l’égard d’un entrepreneur qui n’est pas son co-contractant de surcroît, mais insuffisamment qualifié pour procéder seul à la mise en œuvre, se voit affubler de la qualité de maître d’œuvre, redevable en tant que tel de la garantie décennale des constructeurs, pour laquelle il est douteux de penser qu’il soit régulièrement assuré en dehors de la situation prévue par l’article 1792-4 du Code civil.
 
Alors que depuis quelque mois, sur le front de la garantie décennale, l’ambiance était plutôt au rafraichissement compte tenu des dernières décisions rendues par la Cour de cassation, la douche devient franchement glaciale et l’insécurité juridique oppressante.

I - Le fournisseur habituellement sanctionné sur le fondement du manquement à son obligation d'information et de conseil :

Il était jusqu’à présent acquis que le fournisseur est tenu en tant que vendeur d’une obligation d’information et de conseil et il apparaissait acquis que le régime de la garantie décennale ne pouvait pas lui être appliqué pour la seule circonstance qu’il soit intervenu, en cours de chantier, afin d’exécuter cette obligation.
 
Au demeurant, concernant le fournisseur assimilable au fabricant, la loi du 4 janvier 1978 n’a prévu qu’une seule dérogation à l’article 1792-4 du Code civil, relatif à l’EPERS (Elément Pouvant Entrainer la Responsabilité Solidaire), lorsque le fabricant d’un ouvrage, d’une partie d’ouvrage ou d’un élément d’équipement conçu pour satisfaire en état de service, à des exigences précises et déterminées à l’avance, est solidairement responsable des obligations mises par les articles 1792, 1792-2 et 1792-3 du Code civil à la charge du locateur d’ouvrage qui a mis en œuvre, sans modification et conformément aux règles édictées par le fabricant, l’ouvrage, la partie d’ouvrage ou élément d’équipement considéré.
 
Le législateur, c’est-à-dire celui qui fait la loi, n’a prévu aucune autre dérogation au principe selon lequel le fabricant, ou le fournisseur de matériaux, n’a pas vocation à être redevable de la garantie décennale des constructeurs.

Au-demeurant, l’article 1792-1 du Code civil ne vise absolument pas le fabricant ou le fournisseur, en disposant qu’est réputé constructeur de l’ouvrage :
 
1°- Tout architecte, entrepreneur, technicien ou autre personne liée au maître de l’ouvrage par un contrat de louage d’ouvrage. 
2°- Toute personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu’elle a construit ou fait construire.
3°- Toute personne qui, bien qu’agissant en qualité de mandataire du propriétaire de l’ouvrage, accomplit une mission assimilable à celle d’un locateur d’ouvrage.
 
C’est bien la raison pour laquelle la Cour de cassation, hormis l’application des dispositions de l’article 1792-4 du Code civil, a très régulièrement écarté l’application du régime de la garantie décennale au fabricant ou au fournisseur.
 
Ainsi, dans un arrêt en date du 15 mai 2001 (Cass, 3ème civ, 15 mai 2001, n° 99-21434)
 
« Attendu qu'ayant retenu, sans se fonder sur l'article 1792-4 du Code civil, que la responsabilité de la société Piscines Philippe Nissard devait être retenue en raison de son manquement au devoir de conseil du vendeur à l'acquéreur pour le choix du type de piscine adapté au sol et le choix du matériau de remblaiement, et que le sinistre entrait dans le champ d'application de l'article 3.2 du contrat d'assurance, la cour d'appel a légalement justifié sa décision. »
 
C’est donc sur le fondement de l’obligation de conseil et d’information que le fournisseur avait à répondre de sa responsabilité, tant à l’égard du maître de l’ouvrage que de l’entrepreneur principal.
 
Au titre de son obligation de conseil et d’information, le fournisseur se doit alors de conseiller son client sur le choix des matériaux et ses modalités de mise en œuvre ou d’utilisation. Toutefois, l’intensité de l’obligation mise à la charge du fournisseur varie nécessairement en fonction de la qualité de son interlocuteur, profane ou professionnel compétent.
 
A l’égard de l’interlocuteur profane, la Cour de cassation a toujours considéré qu’il incombait au fournisseur, par nature professionnel, de démontrer qu’il s’était acquitté de son obligation de conseil et d’information.
 
Il appartient alors au fournisseur de prendre les devants et de se renseigner auprès de son interlocuteur sur ses besoins, ses attentes et ses éventuelles contraintes, afin de l’informer le plus parfaitement possible sur l’adéquation des matériaux proposés à l’utilisation qui en est attendue (Cass, 1ère civ, 28 octobre 2010, n° 09-16913 : « Il incombe au vendeur professionnel de prouver qu’il s’est acquitté de l’obligation de conseil lui imposant de se renseigner sur les devoirs de l’acheteur, afin d’être en mesure de l’informer quant à l’adéquation de la chose proposée à l’utilisation qui est prévue. »)
 
A l’égard de l’interlocuteur professionnel, la situation est différente, étant alors rappelé et fait application du principe selon lequel, dans le cadre d’un contrat de vente, le devoir de conseil n’existe que si le client est dépourvu des compétences nécessaires et suffisantes (Cass, 1ère civ, 11 juillet 2006, n° 04-17093).
 
Un arrêt du 24 mars 2009 (Cass, com, 24 mars 2009, n° 08-11723) le rappelle très clairement : « Attendu que l'obligation d'information du fabriquant à l'égard de l'acheteur professionnel n'existe que dans la mesure où la compétence de celui-ci ne lui donne pas les moyens d'apprécier la portée exacte des caractéristiques techniques des biens qui lui sont livrés. »
 
C’est encore en ce sens que s’est prononcée la Cour de cassation dans un arrêt du 13 octobre 2016 (Cass, 3ème civ, 13 octobre 2016, n° 15-20079) : « Qu’en statuant ainsi, sans rechercher, comme il lui était demandé, si M. X…, professionnel de la construction, n’avait pas la compétence nécessaire pour apprécier la qualité de la roche livrée et son adaptation aux contraintes qu’il devait édifier, la cour d’appel a privé sa décision de base légale. »
 
Et dans un arrêt rendu le 7 septembre 2017, la cour d’appel de Rennes (Cour d’appel Rennes, 4ème chambre, 7 septembre 2017, arrêt n° 394) de retenir, en conformité avec l’analyse de la jurisprudence la plus habituelle, que :
 
« L’expert a examiné les désordres et constaté la présence de nombreuses rayures, tant sur la partie du revêtement posée à l’extérieur que sur celle posée à l’intérieur … »
« Il ne ressort ni du rapport de l’expert ni d’aucune pièce produite aux débats que le matériau vendu par la société D… à la société P… présentait de particularités peu connues des professionnels, nécessitant des conseils particuliers de mise en œuvre. »
« Il ressort au contraire des conclusions de l’expert que la faible dureté du carrelage était apparente sur les dalles livrées. L’expert a confirmé son hypothèse par un simple essai au moyen d’un tournevis, aisément réalisable par un professionnel qui connaissait la destination du matériau qu’il devait poser. Par conséquent, la société D… n’a pas manqué à son obligation de conseil envers son client, spécialiste des carrelages. »   
 
Ainsi donc, tout allait bien et tout était clair, puisqu’en l’absence de contrat de louage d’ouvrage entre le fournisseur et le maître de l’ouvrage ou l’entreprise principale, et dès lors que les conditions requises par l’article 1792-4 du Code civil ne sont pas réunies, le régime de la garantie décennale des constructeurs ne pouvait pas être appliqué au fournisseur ou au fabricant ... jusqu’à l’arrêt du 28 février 2018.
 

II - Le fournisseur désormais sanctionné sur le fondement de la garantie décennale des constructeurs compte tenu de son degré d'implication dans la réalisation du chantier :

Il apparait nécessaire de rappeler que le droit commun de la construction s’articule autour d’un contrat spécial qu’est le contrat de louage d’ouvrage, autrement dénommé contrat d’entreprise. Par nature consensuel, le contrat de louage d’ouvrage n’est soumis à aucun formalisme, la preuve de sa conclusion et de sa réalisation étant parfaitement libre.

Pour autant, il reste qu’il ne peut pas y avoir application du régime de la garantie décennale s’il n’est pas justifié de l’existence d’un contrat de louage d’ouvrage.
 
Dans sa décision du 28 février 2018, la Cour de cassation ne déroge pas à ce principe et va donc s’employer à caractériser l’existence d’une maîtrise d’œuvre, affectée au fournisseur, afin de justifier l’application de la garantie décennale :
 
« Mais attendu qu'ayant relevé que la société Lafarge, dont le préposé, présent sur les lieux lors du coulage des deux premières trames, avait donné au poseur des instructions techniques précises, notamment quant à l'inutilité de joints de fractionnement complémentaires, auxquelles le maçon, qui ne connaissait pas les caractéristiques du matériau sophistiqué fourni, s'était conformé, avait ainsi participé activement à la construction dont elle avait assumé la maîtrise d'œuvre, la cour d'appel, qui a pu en déduire que la société Lafarge n'était pas seulement intervenue comme fournisseur du matériau, mais en qualité de constructeur au sens de l'article 1792 du code civil, a légalement justifié sa décision de ce chef. »
 
L’absence de toute convention est indifférente, dès lors que le contrat de maîtrise d’œuvre, qui constitue bien un contrat de louage d’ouvrage, n’est absolument pas réglementé, hormis par le biais du décret n° 93-1268 du 29 novembre 1993, relatif aux missions de maîtrise d’œuvre confiées par des maîtres d’ouvrages publics à des prestataires de droit privé, pris en application de l’ordonnance n° 2004-566 du 17 juin 2004 (dite loi MOP).
 
La Cour de cassation a déjà eu l’occasion de préciser qu’il n’y avait pas lieu de subordonner l’existence d’un contrat d’entreprise à la production d’un marché de travaux signé (Cass, 3ème civ, 7 octobre 2014, n° 13-16509).
 
Sur ce, la Cour de cassation va caractériser l’existence d’une maîtrise d’œuvre, assumée par le fournisseur, non pas de fait sur l’ensemble du chantier, mais uniquement sur le lot considéré, sans aucune rémunération spécifique, mais découlant d’une espèce d’obligation naturelle inhérente à sa prestation de livraison, par confusion avec l’exécution de son obligation de conseil et d’information, et surtout, ce qui apparait déterminant en l’espèce, en présence d’un matériau d’une sophistication particulière et d’un interlocuteur insuffisamment compétent pour maîtriser les particularités du matériau utilisé.
 
Déjà, dans son arrêt du 7 octobre 2014, la Cour de cassation avait déterminé l’existence d’un contrat de louage d’ouvrage en considération de la nature et de l’importance des travaux réalisés par l’entrepreneur sur le chantier :
 
« Mais attendu qu’ayant retenu, par une appréciation souveraine des éléments de preuve qui lui étaient soumis, que la facture produite, qui démontrait que M. A… avait participé aux travaux de constructeur de la piscine, en constituait pas la preuve de l’existence d’un marché de travaux, et que les deux attestations établissaient qu’il était intervenu avec d’autres ouvriers pour monter des pierres et couler du béton sous la direction de M. X…, la cour d’appel, qui n’a pas subordonné l’existence d’un contrat d’entreprise à la production d’un marché de travaux signé et n’a pas méconnu les termes du litige, a pu en déduire que la piscine avait été construite par le maître d’ouvrage lui-même avait l’aide ponctuelle de plusieurs ouvriers maçons dont la responsabilité ne pouvait être recherchée sur le fondement des articles 1792 et suivants du Code civil. »
 
Mais par son arrêt du 28 février 2018, la Cour de cassation va beaucoup plus loin, puisque pour appliquer le régime de la garantie décennale au fournisseur, en dehors des conditions énoncées par l’article 1792-4 du Code civil, elle va recourir à la constatation d’une maîtrise d’œuvre de fait, découlant en définitive ni plus ni moins que de l’exécution de l’obligation de conseil et d’information, rendue d’autant plus nécessaire par la spécificité du matériau vendu et l’insuffisance de qualification du constructeur chargé de sa mise en œuvre …
 
Il y a là quelque chose qui ne va pas, à telle enseigne que les fabricants ou fournisseurs ne sont bien évidemment pas assurés en RC décennale au titre de leurs contrats RC fabricant après livraison, en dehors des situations prescrites par l’article 1792-4 du Code civil, s’agissant d’une garantie légale et d’ordre public.
 
Les fabricants et fournisseurs dans le domaine de la construction vont donc être désormais confrontés à un véritable dilemme, entre s’abstenir de respecter leur obligation de conseil et d’information, ce qui est déjà commercialement inenvisageable et juridiquement inopérant, et remplir leur obligation, mais alors en s’entourant de toutes les précautions nécessaires, mais lesquelles ?
 
En effet, l’article 1792-5 du Code civil dispose très clairement qu’aucune clause contractuelle ne peut avoir pour effet d’exclure ou de limiter l’étendue des garanties d’ordre public prévues par le régime de la garantie décennale, puisque devant être alors réputées non écrites. La marge de manœuvre est donc étroite.
 
Les dernières prises de position de la Cour de cassation sur le quasi-ouvrage (Cass, 3ème civ, 15 juin 2017, n° 16-19640) et l’imputabilité des dommages en situation de cause indéterminée (Cass, 3ème civ, 8 février 2018, n° 16-25794) notamment, et pour seuls exemples, constituent autant d’atteintes au régime défini par le législateur dans sa loi du 4 janvier 1978, depuis lors modifiée. 

Mais qui donc a bien pu parler de République des juges ? 
Qu’il est bien loin l’esprit de Montesquieu …


Cet article n'engage que son auteur.

Crédit photo : © julien tromeur - Fotolia.com

 
 

Auteur

Ludovic GAUVIN
Avocat Associé
ANTARIUS AVOCATS ANGERS, Membres du Bureau, Membres du conseil d'administration
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