Décès de la notion de quasi-ouvrage et éléments de réflexion sur l'office du juge
Publié le :
27/03/2024
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Cass, 3ème civ, 21 mars 2024, n°22-18.694, Publié au bulletin
L’office de dire le droit peut impliquer celui de faire le droit, mais non de l’écarter !
A - UN REVIREMENT DE JURISPRUDENCE TRES ATTENDU :
L’Ordonnance n°2005.658 du 8 juin 2005 a établi une liste d’ouvrages et d’équipements exclus du régime de l’assurance RC décennale obligatoire.S’agissant des éléments d’équipement adjoints à une construction existante, l’impropriété à destination de l’ouvrage provoquée par leur dysfonctionnement, ne pouvait pas donner lieu à la mobilisation de la garantie décennale des constructeurs.
Les dommages occasionnés par un élément d’équipement adjoint à un ouvrage existant étaient donc indemnisés par l’assureur RC décennale s’agissant des dommages causés aux travaux réalisés par l’assuré, au titre de la garantie RC décennale obligatoire, et par l’assureur RC s’agissant des dommages causés aux existants par le biais de la garantie dommages aux existants lorsqu’elle avait été souscrite.
Ce dispositif, qui avait été discuté en 2005 avait un sens, puisqu’il était destiné à équilibrer la charge des risques pour les assureurs entre les branches RC et Construction, dans le cadre d’une régulation économique de la sinistralité.
La Cour de cassation a brutalement rompu cet équilibre par un arrêt rendu le 15 juin 2017 (Cass, 3ème civ, 15 juin 2017, n°16-19.640), en décidant, par un revirement de jurisprudence qui n’était pas attendu, que « les désordres affectant les éléments d’équipement, dissociables ou non, d’origine ou installés sur existant, relèvent de la responsabilité décennale lorsqu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination. »
La notion de quasi ouvrage était née sous la plume doctrinale de Cyrille Charbonneau (Cyrille Charbonneau : L'avènement des quasi-ouvrages, RDI 2017, p.409. »
Les assureurs RC décennale ont alors immédiatement opposé que la portée de cette jurisprudence devait être limitée au domaine de la responsabilité des constructeurs, et n’avait donc pas vocation à s’étendre au régime de la garantie RC décennale, dès lors que l’article L 243-1-1-II du code des assurances dispose clairement que les obligations d’assurance des constructeurs ne sont pas applicables aux ouvrages existants avant l’ouverture du chantier, à l’exception de ceux qui, totalement incorporés dans l’ouvrage neuf, en deviennent techniquement indivisibles.
Par un arrêt en date du 26 octobre 2017 (Cass, 3ème civ, 26 octobre 2017, n°16-18.120), la Cour de cassation a opposé aux assureurs son analyse, pour le coup contra legem, en écartant expressément les dispositions de l’article L 243-1-1 II du code des assurances lorsque les désordres affectant l’élément d’équipement installé sur l’existant rendent l’ouvrage, dans son ensemble, impropre à sa destination.
Malgré les critiques de la doctrine et des professionnels du droit et de l’assurance, la Cour de cassation a maintenu sa position, de façon inflexible, durant 7 ans (Jean Roussel : Éléments d'équipement dissociables installés sur existants et assurance, RDI 2017, p 413 ; Pascal Dessuet : Le régime juridique applicable à la responsabilité des constructeurs en cas de travaux sur existant : une révolution en cacherait-elle une autre, RGDA, Juillet 2017, p 426).
Par son arrêt du 21 mars 2024 (Cass, 3ème civ, 21 mars 2024, n°22-18.694, Publié au bulletin), la Cour de cassation a enfin restitué son statut légal à l’élément d’équipement simplement adjoint à un ouvrage existant au visa des articles 1792, 1792-2 et 1792-3 du code civil :
« Pour condamner in solidum la société L’UNIVERS DE LA CHEMINEE et la société AXA sur le fondement de la garantie décennale, l’arrêt énonce que les désordres affectant des éléments d’équipement, dissociables ou non, d’origine ou installés sur existant relèvent de la responsabilité décennale lorsqu’ils rendent l’ouvrage dans son ensemble impropre à sa destination, puis retient que le désordre affectant l’insert de cheminée a causé un incendie ayant intégralement détruit l’habitation. »
« En statuant ainsi, la cour d’appel a violé les textes susvisés. »
Et la Cour de cassation de préciser dans son arrêt qu’il convient désormais de juger que :
« Si les éléments d’équipement installés en replacement ou par adjonction sur un ouvrage existant ne constituent pas en eux-mêmes un ouvrage, ils ne relèvent ni de la garantie décennale ni de la garantie de bon fonctionnement, quel que soit le degré de gravité des désordres, mais de la responsabilité contractuelle de droit commun, non soumis à l’assurance obligatoire des constructeurs. »
La position qui est désormais adoptée par la Cour de cassation est beaucoup plus orthodoxe à l’esprit et à la lettre de la loi, puisque s’agissant des éléments d’équipement adjoints à un ouvrage existant, soit :
- L’élément d’équipement constitue en lui-même un ouvrage et le régime applicable est celui de l’article 1792 du code civil, dès lors que les désordres portent atteinte à la solidité ou à la destination de l’ouvrage, avec une prise en charge au titre de la garantie d’assurance RC décennale obligatoire.
- L’élément d’équipement ne constitue pas en lui-même un ouvrage et auquel cas les désordres relèvent de la responsabilité contractuelle de droit commun, avec une possible prise en charge au titre des garanties facultatives TNCO (travaux non constitutifs d’ouvrage) associée à la garantie des dommages immatériels consécutifs, ou bien encore de la garantie RC des dommages aux existants.
- S’ils sont indissociables de l’ouvrage, ils relèvent du régime légal de l’article 1792-2 du code civil, dès lors que les désordres portent atteinte à la solidité de l’ouvrage ou rendent l’ouvrage impropre à sa destination dans son entier.
- S’ils sont dissociables de l’ouvrage, ils relèvent du régime légal de l’article 1792 du code civil, dès lors que les désordres portent atteinte à la solidité de l’ouvrage dans son ensemble, ou rendent l’ouvrage impropre à sa destination dans son ensemble.
- Enfin, l’élément d’équipement dissociable de l’ouvrage peut toujours relever de la garantie légale de bon fonctionnement, de l’article 1792-3 du code civil, dès lors qu’il a vocation à fonctionner, puisqu’à défaut les désordres relèvent de la responsabilité contractuelle de droit commun (Cass, 3ème civ, 13 février 2013, n°12-12.016).
B - UNE LEGITIME INTERROGATION SUR L’OFFICE DU JUGE :
Que la Cour de cassation procède à des revirements de jurisprudence du fait de la modification de l’interprétation de la règle de droit sous l’influence de la doctrine, de l’évolution des contextes sociétaux et économiques, ou bien encore pour des considérations pragmatiques (Cass, 3ème civ, 14 décembre 2022, n°21-21.305, Publié au bulletin), n’est pas chose nouvelle et s’avère salutaire, puisqu’elle témoigne de la vitalité du droit.Pour autant, l’attitude de la plupart des juridictions à la suite du revirement de jurisprudence du 15 juin 2017, puis du 26 octobre 2017, et de la Cour de cassation elle-même par son arrêt du 21 mars 2024, peut-être l’occasion de s’interroger sur l’office du juge, c’est-à-dire l’utilisation du pouvoir qui lui est conféré pour dire le droit.
En premier lieu, il apparait nécessaire de rappeler que l’office de dire le droit implique nécessairement que le juge puisse interpréter la loi, qu’elle soit nationale ou communautaire.
Le pouvoir d’interprétation de la loi qui est conféré au juge est parfaitement établi et est au-demeurant souhaitable, non seulement pour appliquer la loi lorsqu’elle est imparfaitement rédigée, mais également afin de pouvoir l’adapter à l’évolution de son environnement.
Dans son discours préliminaire au code civil, Jean-Etienne-Marie Portalis écrit que la « science du législateur consiste à trouver dans chaque matière les principes les plus favorables au bien commun. La science du magistrat est de mettre ces principes en action (…) de les étendre pour une application sage et raisonnée, et donc d’étudier l’esprit de la loi quand la lettre de suffit pas. »
En second lieu, l’office de dire le droit peut conduire le juge à faire le droit et donc, par cette entrefaite, à devenir lui-même une source de droit.
C’est ainsi que face au silence de la loi, c’est bien au juge qu’il incombe de faire le droit, afin de pouvoir l’appliquer et les constructions prétoriennes issues de l’office du juge qui a statué praeter legem ne manquent pas (troubles anormaux du voisinage, abus de droit…).
En troisième lieu, si « le juge est la bouche qui prononce les paroles de la loi » (Montesquieu, De l’esprit des lois, 1748, Livre XI, Chapitre VI), il s’impose que lorsque la loi existe et qu’elle est parfaitement claire, le juge se doit impérieusement de l’appliquer !
La loi est votée par la représentation nationale qui est élue et promulguée au nom du peuple française en vertu de l’article 56 de la Constitution, de sorte qu’il n’incombe très certainement pas au juge de la réécrire lorsqu’elle est parfaitement compréhensible.
Montesquieu n’a jamais entendu donner d’autres pouvoirs au juge que celui de juger et non de légiférer et c’est bien ce qui interpelle à la lecture de l’arrêt du 21 mars 2024, lorsqu’en toute transparence la Cour de cassation expose les raisons pour lesquelles elle a pu entreprendre, en 2017, d’écarter en toute conscience, de façon contra legem, les dispositions de l’article L 243-1-1-II du code des assurances :
« Ce revirement de jurisprudence poursuivait, en premier lieu, un objectif de simplification en ne distinguant plus selon que l’élément d’équipement était d’origine ou seulement adjoint à l’existant, lorsque les dommages l’affectant rendaient l’ouvrage en lui-même impropre à sa destination. »
« Il visait, en second lieu, à assurer une meilleure protection des maîtres de l’ouvrage, réalisant plus fréquemment des travaux de rénovation ou d’amélioration de l’habitant existant. »
« Ces objectifs n’ont, toutefois, pas été atteints. »
A cet égard, contrairement à ce qu’elle écrit dans son arrêt, la Cour de cassation n’a pas simplement « précisé », en 2017, la « portée des règles » qu’elle avait établies, puisqu’elle a purement et simplement écarté l’application des dispositions de l’article L 243-1-1-II du code des assurances, pour imposer une analyse parfaitement contra legem ayant vocation à faire jurisprudence.
Au regard des seuls principes, le travail de réflexion qui est exposé 7 ans plus tard dans l’arrêt du 21 mars 2024 relevait plus certainement de la compétence du législateur, s’il était advenu nécessaire de procéder à une réécriture de l’ordonnance n°2005-658 du 8 juin 2005.
En dernier lieu, au regard de ces différentes sources de réflexion, il pourra être ajouté que l’office de dire le droit, implique nécessairement d’accepter le principe de la contradiction et du débat des idées dans l’enceinte de justice.
Alors que l’article 5 du code civil prohibe les arrêts de règlement, ce qui implique que le droit ne puisse être soumis à l’autorité d’un précédent (de sorte qu’un juge ne peut se contenter de se référer à un jugement antérieur pour le seul motif de son propre jugement), durant 7 ans l’attendu de principe de l’arrêt de la Cour de cassation du 15 juin 2017 aura été repris mot à mot dans la plupart des décisions de justice, sans qu’il soit procédé à une analyse démonstrative sur le plan juridique et pour cause…
Ceux qui auront décidé de résister auront payé - souvent - le prix de leur affront.
Afin de nourrir la réflexion, il sera simplement précisé que pour sanction d’avoir résisté à la jurisprudence de la Cour de cassation de 2017, dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 21 mars 2024, la société AXA France IARD aura été préalablement condamnée devant le Tribunal de grande instance de Rodez au paiement d’une somme de 4.500,00 euros à titre de dommages intérêts pour résistance abusive (jugement du 3 juin 2019), puis devant la cour d’appel de Montpellier (arrêt du 20 avril 2022) au paiement d’une somme de 10.000,00 euros à titre de dommages intérêts pour procédure abusive !
L’arrêt de la cour d’appel de Montpellier est ainsi motivé (Cour d’appel de Montpellier, 4ème chambre civile, 20 avril 2022, n°19-04078) :
« Si l’exercice de la défense ne peut donner lieu à indemnisation, sauf cas d’abus, force est de constater que le premier juge a parfaitement relevé les circonstances le caractérisant de la part d’Axa dans un litige dénué d’ambiguïté dans la détermination du lien de causalité entre le fait générateur de l’incendie et le préjudice (…) Il sera ajouté qu’Axa avait pris la direction du procès et qu’elle poursuit en cause d’appel une réformation d’une décision parfaitement motivant en excipant de jurisprudences anciennes ou contraires à ce qu’elle avait elle-même soutenu dans les instances précédentes alors qu’elle est dotée de services juridiques et de conseils particulièrement aptes à apprécier la probabilité de succès ou d’échec d’une voie de recours, de sorte que, retardant par l’exercice de cette voie de recours- à l’encontre d’un jugement non assorti de l’exécution provisoire, l’indemnisation légitime des époux Y et de leur assureur, elle a manifestement un comportement procédural particulièrement abusif… »
Le mérite de la direction technique et des confrères qui auront pris la décision de soutenir le pourvoi, qui aboutit à une cassation pour violation de la loi, n’en est que plus grand, sans méconnaître également une certaine forme de courage qu’il aura fallu à la Haute juridiction pour reconsidérer sa jurisprudence, sans même recourir à la politique des petits pas.
Il n’est pas certain que l’IA aurait conseillé à l’assureur d’inscrire un pourvoi.
Rien ne remplacera jamais l’intelligence humaine et son sens de la résistance lorsque le langage n’est pas raison, et l’office de faire et de rendre justice ne se portera à terme que plus mal à vouloir la museler toutes les fois qu’elle ne demande qu’à être entendue et respectée.
Cet article n'engage que son auteur.
Auteur
Ludovic GAUVIN
Avocat Associé
ANTARIUS AVOCATS ANGERS, Membres du Bureau, Membres du conseil d'administration
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