La justice administrative de demain
En novembre 2015, le groupe de travail « Pour la justice administrative de demain » a rendu un rapport de 52 pages, par lequel il a formulé de multiples propositions.
Un certain nombre de ces propositions a été repris par le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016, dit « JADE». Ses dispositions entreront en vigueur le 1er janvier 2017 et modifieront le code de justice administrative (CJA).
Sans prétendre à l’analyse exhaustive du décret, certaines dispositions de procédure générale peuvent susciter des observations, des interrogations, des critiques.
L’extension du domaine de l’article R 222-1 7° du CJA :
L’article R 222-1 7° du CJA permet le rejet par ordonnance, après l'expiration du délai de recours ou, lorsqu'un mémoire complémentaire a été annoncé, après la production de ce mémoire, des requêtes ne comportant que des moyens de légalité externe manifestement infondés, des moyens irrecevables, des moyens inopérants ou des moyens qui ne sont assortis que de faits manifestement insusceptibles de venir à leur soutien ou ne sont manifestement pas assortis des précisions permettant d'en apprécier le bien-fondé.
Dans le but de « répondre rapidement aux demandes dont l’issue est certaine », le groupe avait proposé une « clarification des possibilités de rejet par ordonnance » actuellement prévues à l’article R 222-1 7° CJA.
En réalité, sous couvert de « clarification », c’était bien d’une extension du domaine de l’article R 222-1 7° qu’il s’agissait, en donnant toute latitude au juge de rejeter par ordonnance les requêtes qu’il estimerait « manifestement infondées », et ce, « sans qu’il soit nécessaire de préciser pourquoi », autrement dit, sans motivation ...
Il importe de préciser que les syndicats de magistrats administratifs ont exprimé leur opposition à l’extension du champ de ces ordonnances.
En définitive, l’article 3 3° a limité cette extension à la seule procédure d’appel, hormis les requêtes relevant d’une série (art. R 222-1 6°) à l’égard desquelles l’ordonnance de rejet est rendue en premier et dernier ressort (art.29 2°du décret).
A ce sujet, le professeur Christian Atias écrivait : « … la cause est entendue lorsqu’il faut plaider contre le sens couramment donné à la loi invoquée en de telles circonstances, elle est perdue d’avance, avant tout jugement (…) Un juriste ne peut raisonner ainsi. Il sait que bien des causes qui paraissaient perdues ont été l’occasion de changements de l’état admis du droit, de revirements notamment… » (La revanche des causes perdues, recueil Dalloz 2006 p. 3004)
La décision préalable obligatoire :
Sous couvert de « renforcer les conditions d’accès au juge », le groupe proposait tout d’abord de supprimer l’exception à la règle de la décision préalable en matière de dommages de travaux publics, mais aussi de revenir sur la jurisprudence qui permet la régularisation en cours d’instance.
Ces propositions ont été suivies (art. 10 du décret), la requête qui tend au paiement d’une somme d’argent n’étant recevable qu’après la décision de l’administration sur la demande préalable.
On voit mal cependant en quoi exiger dans les litiges indemnitaires, que la décision de rejet de l’administration soit préalable à la saisine de la juridiction, simplifiera l’accès au juge :
Dans le cas où le requérant saisira directement le juge sans avoir observé cette formalité, il devra attendre (faute de s’en apercevoir tout seul) que l’adversaire soulève la difficulté et que le juge déclare la requête irrecevable (ce qu’il ne pouvait pas faire d’office, le moyen n’étant pas d’ordre public).
Sous réserve de l’acquisition de la déchéance quadriennale, le requérant devra alors adresser sa demande préalable à l’administration, attendre le cas échéant un rejet tacite, puis déposer une nouvelle requête.
Multiplication des actes de procédure, perte de temps…
Il est vraiment regrettable de revenir sur cette jurisprudence qui a toujours évolué vers plus de souplesse dans l’appréciation de la liaison du contentieux !
Le référé provision, qui n’est pas assujetti à l’obligation de réclamation préalable, sera sans doute la voie à privilégier.
Le ministère d’Avocat devant le Tribunal Administratif
Tout en admettant que le « ministère d’avocat présente des atouts indéniables », le groupe de travail n’a pas souhaité le généraliser, principalement pour ne pas alourdir le budget de l’aide juridictionnelle.
Le vaste domaine de recours pour excès de pouvoir restera donc dispensé du ministère d’avocat (avocat, avocat aux Conseils).
Aux termes de l’article R431-2 alinéa 1er , le ministère d’avocat est requis, à peine d’irrecevabilité, « lorsque les conclusions de la demande tendent au paiement d'une somme d'argent, à la décharge ou à la réduction de sommes dont le paiement est réclamé au requérant ou à la solution d'un litige né d'un contrat ».
Ce dernier membre de phrase se voit ramené à la solution d’un litige « né de l’exécution d’un contrat ». Pourquoi cette restriction ? Quid du litige relatif à l’existence même du contrat, à sa qualification,… ?
En revanche, le ministère d’avocat devient obligatoire pour les dommages de travaux publics et les contrats relatifs au domaine public - mais non pour les contraventions de grande voirie, qui participent pourtant du contentieux du domaine public (pour leur facette administrative).
On ne peut que se féliciter de l’extension – certes très mesurée – du ministère d’avocat obligatoire, eu égard à la complexité et à la technicité du droit.
Les autres exceptions sont cependant maintenues et étendues à l’ensemble des contentieux dits « sociaux ».
L’amende pour recours abusif
Quant à l’amende pour recours abusif, le décret a suivi la proposition du groupe de travail qui souhaitait voir porter celle-ci de 3.000 à 10.000 €.
On peine toutefois à admettre que cette disposition participe du souci « d’apporter une réponse adaptée à la demande de justice » et que, sauf cas de requérants quérulents pathologiques, son montant dissuasif ne porterait atteinte au droit d’accès au juge. (En matière civile, le montant maximum de l’amende est de 3.000 € ; elle est rarement prononcée)
Il était peut-être plus efficace de recourir plus souvent à l’amende en cas de recours abusif (très rarement ordonnée) que de porter son montant à un taux dissuasif…
Cristallisation/concentration des moyens :
L’article R 600-4 du code de l’urbanisme dispose : « Saisi d'une demande motivée en ce sens, le juge devant lequel a été formé un recours contre un permis de construire, de démolir ou d'aménager peut fixer une date au-delà de laquelle des moyens nouveaux ne peuvent plus être invoqués. »
Cet article est abrogé à effet au 1er janvier 2017 pour la bonne raison que l’expérience tentée en matière d’urbanisme est désormais étendue en tous domaines …
En effet, le nouvel article R 611-7-1 CJA dispose en son alinéa 1er : « Lorsque l’affaire est en état d’être jugée, le président de la formation de jugement, ou au Conseil d’Etat, le président de la chambre chargée de l’instruction peut, sans clore l’instruction, fixer par ordonnance la date à compter de laquelle les parties ne peuvent plus invoquer de moyens nouveaux. »
Ce n’est donc plus à la demande motivée d’une partie, mais lorsque l’affaire est en état d’être jugée, que ce procédé de cristallisation des moyens peut être mis en œuvre.
Mais si des moyens nouveaux sont susceptibles d’être encore soulevés par les parties, peut-on considérer que « l’affaire est en état d’être jugée » ?
Au demeurant, l’instruction n’étant pas close, rien ne paraît empêcher les parties de communiquer de nouvelles pièces.
Le mémoire récapitulatif (R 611-8-1 CJA) et le « désistement d’office » :
I - L’article R 611-8-1 du CJA dispose : « Le président de la formation de jugement ou, au Conseil d'Etat, le président de la chambre chargée de l'instruction peut demander à l'une des parties de reprendre, dans un mémoire récapitulatif, les conclusions et moyens précédemment présentés dans le cadre de l'instance en cours, en l'informant que, si elle donne suite à cette invitation, les conclusions et moyens non repris seront réputés abandonnés. En cause d'appel, il peut être demandé à la partie de reprendre également les conclusions et moyens présentés en première instance qu'elle entend maintenir. »
Le juge peut donc inviter les parties à la production d’un mémoire récapitulatif, non pas de façon systématique, comme imposé aujourd’hui par la procédure civile (articles 753 et 954 code de procédure civile), mais lorsqu’il l’estime utile, notamment dans le cas d’affaires complexes (comme le juge d’appel en matière civile pouvait autrefois le faire selon l’ancien article 954 du code de procédure civile). Mais la partie n’est pas tenue de déférer à cette invitation.
Il n’est pas rare cependant que les avocats, d’eux-mêmes, produisent un mémoire récapitulatif quand le dossier le justifie.
Le groupe de travail avait proposé que le défaut de production du mémoire récapitulatif, quand il serait demandé par le juge, soit sanctionné par le « désistement d’office pour le requérant, ou le désistement des demandes reconventionnelles pour le défendeur ».
Le décret a ainsi prévu que l’absence de production du mémoire récapitulatif dans le délai imparti (un mois minimum) pourrait être sanctionnée par un « désistement d’office ».
Il est vrai que la procédure administrative admet une sorte de « présomption irréfragable de désistement » : ainsi l’article R 612-5 qui dispose que « devant les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel, si le demandeur, malgré la mise en demeure qui lui a été adressée, n'a pas produit le mémoire complémentaire dont il avait expressément annoncé l'envoi ou, dans les cas mentionnés au second alinéa de l'article R. 611-6, n'a pas rétabli le dossier, il est réputé s'être désisté. » Le juge pourra lui en donner acte par ordonnance. Des dispositions de même nature existent devant le Conseil d’Etat.
Ces procédés sont qualifiés de « désistement d’office », ce qui est assez discutable.
En effet, le désistement est un acte de volonté, qui peut être tacite certes, mais doit manifester clairement le désir de ne pas donner suite à l’instance engagée (ou aux demandes reconventionnelles formulées). Il devrait en outre, comme en procédure civile, être accepté par la ou les autres parties, l’acceptation n’étant ici qu’une faculté (article R 636-1 CJA).
L’absence de production du mémoire récapitulatif, dont la demande interviendrait en toute logique alors que la procédure est déjà largement avancée, aura pour effet d’anéantir celle-ci purement et simplement et de soustraire le juge à son office, ce qui n’est nullement satisfaisant, surtout dans le cadre d’une procédure de type inquisitoire.
Il aurait préférable de maintenir la solution prévue par l’actuel article R 611-8-1 : les conclusions et moyens non repris seront réputés abandonnés.
II - De même, le groupe de travail avait proposé de « permettre aux juridictions de faire parvenir aux requérants un courrier du greffe leur demandant s’ils souhaitent maintenir leur requête » lorsque ceux-ci « semblent se désintéresser de l’instance engagée ».
Force est de constater que cette pratique a déjà cours devant de nombreuses juridictions et ne peut qu’être approuvée.
De là à présumer que l’absence de réponse aux mémoires serait le signe d’un désintérêt de l’instance engagée, il y a un pas qui ne pouvait si aisément être franchi.
Il faut rappeler que la procédure administrative est inquisitoire, la maîtrise de l’instruction du procès appartient au juge.
Le délai donné aux parties pour présenter leurs mémoires en réponse (R 611-10 CJA) n’est pas toujours suivi d’effet, mais la notification des productions adverses peut préciser qu’à défaut de respecter ce délai, l’instruction pourra être close sans mise en demeure préalable (article R 611-3 al. 3).
L’article R 612-3 du CJA permet aussi au juge de mettre en demeure les parties de déposer leurs observations dans un délai au-delà duquel le défendeur est réputé acquiescer aux faits exposés dans la requête (R 612-6) et décider d’une clôture immédiate (art. R 613-1 al. 3, R 613-2 al. 3);
L’article R 613 dispose que lorsqu'une partie appelée à produire un mémoire n'a pas respecté, depuis plus d'un mois, le délai qui lui a été assigné par une mise en demeure comportant les mentions prévues par le troisième alinéa de l'article R. 612-3 ou lorsque la date prévue par l'article R. 611-11-1 est échue, l'instruction peut être close à la date d'émission de l'ordonnance prévue au premier alinéa.
Un usage plus rigoureux par le juge administratif des dispositions existantes permettait d’éviter l’enlisement de certains dossiers, sans pour autant pénaliser les parties.
Néanmoins, le décret (art. 20) a admis que le « désistement d’office » pourrait être constaté en cas d’absence de réponse à la demande du juge, et inséré à cette fin un article R 612-5-1 dans le code de justice administrative...
En conclusion, ces dispositions semblent assez éloignées de la culture de la juridiction administrative qui a toujours fait primer le service (public) rendu au justiciable, sur les exigences statistiques ou sur son propre confort.
Cet article n'engage que son auteur.
Crédit photo : © antoinemonat- Fotolia.com
Auteur
CHARLES-NEVEU Brigitte
Historique
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