Concurrence déloyale et préjudice économique

Concurrence déloyale et absence de préjudice économique

Publié le : 02/06/2025 02 juin juin 06 2025

La Cour de cassation a récemment rappelé qu’en matière de concurrence déloyale, si un préjudice moral est irréfragablement présumé, tel n’est pas le cas du préjudice économique. La victime d’un acte de concurrence déloyale doit donc apporter la preuve concrète de la réalité du préjudice économique qu’elle estime avoir subi pour prétendre être indemnisée à ce titre.

Cass. Com., 9 avril 2025, n°23-22.122

Entre février 2014 et juillet 2015, la société Uber France a proposé un service dénommé « UberPop » consistant à mettre en relation des particuliers entre eux, les uns, véhiculés, proposant leurs services en tant que conducteurs, les autres souhaitant être transportés.

Estimant que ce service était contraire aux règles applicables au secteur réglementé du transport de particuliers à titre onéreux, 149 chauffeurs de taxi ont assigné Uber France aux fins de voir sa responsabilité civile engagée pour concurrence déloyale et obtenir réparation du préjudice économique et moral qu’ils estiment avoir subi.

Par un arrêt du 4 octobre 2023, la Cour d’appel de Paris a considéré que l’offre UberPop, en ce qu’elle permettait à des particuliers d’exercer une activité d’appoint rémunérée sans respecter la réglementation alors en vigueur, caractérisait des actes de concurrence déloyale à l’égard des chauffeurs de taxi respectant eux-mêmes ladite réglementation.

En conséquence, elle a alloué à ces derniers environ 850.000 euros de dommages et intérêts, en réparation tout à la fois de leur préjudice économique et de leur préjudice moral.

L’évaluation du dommage par la Cour d’appel de Paris

Après avoir relevé que l’industrie du taxi avait connu une croissance de son chiffre d’affaires global depuis 2007, en ce compris pendant la période de fonctionnement d’UberPop, et que ce service avait contribué à élargir les perspectives de ladite industrie, la Cour d’appel a néanmoins estimé que :

« En l'espèce, l'impact du trouble commercial tel que caractérisé dans les motifs qui précèdent pouvaient ne pas se traduire en un détournement de clientèle effectif ou significatif et en une baisse de chiffre d'affaires corrélative au cours de la période de mise en service UberPop (…). Aussi, les effets préjudiciables du trouble commercial générés par le développement du service illicite UberPop, ne sont pas nécessairement mesurables pour les chauffeurs de taxis artisan ou locataire gérant en un gain manqué et une perte subie sur la période de mise en service du service litigieux.

En réalité, les effets préjudiciables pour les chauffeurs de taxis se traduisent par une rupture d'égalité entre concurrents sur le marché du transport de particuliers à titre onéreux, permettant au groupe Uber par l'intermédiaire de la société Uber France de construire son modèle de développement économique à partir d'un avantage concurrentiel illicite en s'affranchissant de la réglementation ».

En pareille hypothèse, la Cour de cassation a pu admettre, dans un arrêt largement commenté du 12 février 2020, que le préjudice puisse être évalué non pas par référence à la perte subie ou au gain manqué de la victime des actes de concurrence déloyale mais en prenant en considération « l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale, au détriment de ses concurrents, modulé à proportion des volumes d’affaires respectifs des parties affectées par ces actes »[1].

Faisant application de cette jurisprudence, la Cour d’appel s’est ainsi attachée à évaluer l’économie de charges dont aurait pu bénéficier chacun des chauffeurs de taxi sur la période d’exploitation du service UberPop s’il avait bénéficié du taux de charges réduit dont a bénéficié un chauffeur UberPop du fait du non-respect de la règlementation applicable, puis cette économie de charge a été rapportée à la proportion de la commission perçue par la société Uber sur les courses opérées par les chauffeurs UberPop.

La Cour d’appel a en outre alloué 1.500 euros de dommages et intérêts à chacun des chauffeurs de taxi parties à la procédure en réparation de leur préjudice moral, lequel intègre l’atteinte à l’image dont ils s’estimaient victimes.

Les critiques de la Cour de cassation

Dans son arrêt du 12 février 2020 susvisé, à laquelle il est fait référence dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation a rappelé que, selon une jurisprudence constante :
 
  • le propre de la responsabilité civile est de rétablir, aussi exactement que possible, l'équilibre détruit par le dommage et de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte dommageable n'avait pas eu lieu, sans perte ni profit pour elle ;
 
  • méconnaît son office le juge qui refuse d'évaluer un dommage dont il a constaté l'existence en son principe[2] mais qu’il ne peut pour autant allouer une réparation forfaitaire, c'est-à-dire sans rapport avec l'étendue du préjudice subi[3].
Consciente de la difficulté qu’il peut y avoir à apporter la preuve du préjudice résultant de certains actes de concurrence déloyale, la Cour de cassation a posé, dans cette matière, le principe d’une présomption de préjudice, « fût-il seulement moral »[4] , tout en rappelant que cette présomption ne dispense pas pour autant le demandeur de démontrer l’étendue de son préjudice.

Pour faciliter l’indemnisation effective des victimes d’actes de concurrence déloyale ou parasitaire lorsque celles-ci se heurtent à des difficultés de preuve de leur préjudice, la Cour de cassation a admis que la preuve de ce préjudice puisse résulter soit du manque à gagner ou de la perte subie par la victime elle-même, y compris sous l’angle d’une perte de chance, soit de l’avantage indu que s’est octroyé l’auteur des actes de concurrence déloyale.

Encore faut-il toutefois que l’existence même du préjudice économique ne puisse être contestée dans son principe. C’est en effet ce que vient préciser la Cour de cassation dans son arrêt du 9 avril 2025 :

« Lorsque l’auteur de la pratique déloyale rapporte la preuve que le concurrent n’a subi ni perte, ni gain manqué, ni perte de chance d’éviter une perte ou de réaliser un gain, il est seulement tenu de réparer un préjudice moral, lequel est irréfragablement présumé »,

Ce faisant, la Cour de cassation estime donc que l’existence d’un préjudice économique ne fait l’objet que d’une présomption simple (réfragable), à la différence de l’existence du préjudice moral qui est présumée de manière irréfragable.

En l’occurrence, dans l’affaire qui nous intéresse ici, la Cour de cassation a relevé que, selon les propres constatations de la Cour d’appel :
 
  • le service UberPop attirait des personnes au profil différent de celui des clients habituels des taxis et des VTC ;
  • ce service a permis d’élargir les perspectives de l’industrie du taxi ;
  • l’industrie du taxi a connu une croissance de son chiffre d’affaires total depuis 2007, sans infléchissement pendant la période de mise en service d’UberPop ;
  • pendant cette période, les chauffeurs de taxi artisans n’ont pas subi de baisse de chiffre d’affaires par rapport aux périodes antérieure et postérieure,
ce qui lui a permis de conclure à une absence de préjudice économique autre qu’un préjudice moral intégrant l’atteinte à l’image.

En conclusion, bien que la Cour de cassation ait souhaité faciliter l’indemnisation du préjudice économique des victimes d’actes de concurrence déloyale en allégeant les exigences probatoires, une telle indemnisation n’en est pas pour autant devenue automatique.

Les victimes de tels actes doivent donc toujours s’attacher à démontrer la réalité de leur préjudice économique avant de le chiffrer, le cas échéant, en se référant à l’avantage dont a pu indument bénéficier l’auteur des pratiques litigieuses.


Cet article n'engage que son auteur.
 
[1]     Cass. com., 12 février 2020, n°17-31.614, Publié au bulletin.
[2]     Cass. civ. 3, 6 février 2002, n° 00-10.543 ; Cass. com., 28 juin 2005, n° 04-11.543 ; Cass. civ. 2, 5 avril 2007, n°05-14.964 ; Cass. civ. 3, 2 février 2011, n° 10-30.427 ; Cass. com., 10 janvier 2018, n° 16-21.500.
[3]     Cass. civ. 1, 3 juillet 1996, n° 94-14.820 ; Cass. com., 23 novembre 2010, n° 09-71.665 ; Cass. civ. 3, 7 juin 2011, n° 09-17.103 ; Cass. civ. 2, 13 décembre 2012, n° 11-26.852 ; Cass. com., 3 juillet 2019, n° 17-18.681.
[4]     Cass. com., 22 octobre 1985, n° 83-15.096 ; Cass. com., 27 mai 2008, n° 07-14.442 ; Cass. civ. 1, 21 mars 2018, n° 17-14.582 ; Cass. com., 28 septembre 2010, n° 09-69.272 ; Cass. com., 11 janvier 2017, n°15-18.669.

Auteur

Caroline BELLONE-CLOSSET
Avocat directrice
CORNET VINCENT SEGUREL LILLE
LILLE (59)
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